Il semblerait que la logique adoptée dans les années 1970 souhaitant adapter la ville à la voiture s’inverse aujourd’hui : les automobiles sont de plus en plus reléguées à la périphérie des centres-villes, qui, eux, se piétonnisent. En effet, depuis maintenant plusieurs années, des métropoles piétonnisent leurs centres-villes : Paris et ses voies sur les berges, Marseille et sa Canebière, Lyon et sa presqu’île, Bordeaux et la rue Sainte-Catherine, la rue piétonne la plus longue d’Europe (1,25 kilomètre). La piétonnisation des centres-villes a ainsi été au cœur de nombreux programmes
électoraux pour les élections municipales de 2020 : Nancy, Reims, Nantes, … Dès lors, l’importance croissante de la piétonnisation dans l’espace urbain semble alimenter les programmes municipaux des grandes villes françaises. Si les bienfaits écologiques ne sont plus à remettre en cause, l’impact économique d’une piétonnisation est quant à lui bien plus sujet à débat. Petits commerçants et firmes de grande distribution ont chacun leur mot à dire dans cette dynamique de transformation du territoire urbain pour « rendre la ville aux piétons ». En offrant un espace urbain plus grand, mais aussi plus sécurisé aux piétons, les bénéfices de la piétonnisation peuvent être nombreux. Mais ces bénéfices peuvent aussi se révéler être un problème pour l’économie urbaine.

Deux visions s’affrontent alors : d’un côté, les partisans d’une piétonnisation des centres-villes, convaincus que les individus consomment plus lorsqu’ils sont à pied ou à vélo. S’y opposent les défenseurs de l’automobile, qui soulèvent également les désavantages des politiques de piétonnisation.

 

La piétonnisation, une aubaine pour le développement économique
des commerces
La réappropriation de l’espace public par le piéton
La piétonnisation des centres-villes vient inverser la logique des années 1970 qui voulait adapter la ville à la voiture, en redessinant les carrefours et en élargissant les trottoirs. Désormais, plusieurs capitales nationales ou régionales (Londres, Paris, Madrid, Genève, Montpellier, …) font le choix de limiter l’accès de la voiture en centre-ville. Ainsi, la part modale de la voiture en Europe comparée aux transports publics, à la marche à pied ou au vélo ne cesse de baisser. Parmi les villes de plus de 100 000 habitants, on en retrouve de plus en plus où la voiture occupe moins de
50 % des déplacements en centre-ville. Dans les grandes villes, la piétonnisation grignote de plus en plus la voirie urbaine. Montpellier est l’exemple le plus édifiant de cette politique de piétonnisation, avec Nantes et Strasbourg : ces villes ont respectivement 22,8 kilomètres, 17,9 kilomètres et 14,9 kilomètres de longueur d’aires piétonnes, correspondant à 3% de leur voirie urbaine.
Mais la France n’est pas le seul pays à transitionner vers la piétonnisation. Dès 2005, Londres avait mis en place un péage en périphérie de son centre-ville. Depuis cette date, toutes les voitures individuelles sont soumises à un droit de circulation pour pénétrer dans le cœur londonien. Avec cette taxe routière, les automobilistes ont dû se rabattre vers le vélo ou les transports en commun pour rejoindre le centre de Londres. Plus récemment (été 2020), la capitale britannique a piétonnisé les rues de son fameux quartier Soho, pour permettre aux bars et restaurants d’accueillir un
maximum de clients tout en respectant les réglementations sanitaires en ces temps de COVID-19.

 

Miser sur les achats compulsifs

Cet intérêt pour la piétonisation est mondial. Une partie de Times Square à New York a par exemple été rendue piétonne, d’abord à titre expérimental en mai 2009, puis de manière pérenne à partir de février 2010. Une étude réalisée en 2012 par le centre de recherche et d’éducation en transport de l’Université de Portland en
Oregon (Etats-Unis) révèle en effet que les usagers américains des transports « actifs » — piétons et cyclistes — consomment plus que les passagers d’une voiture. Selon cette même étude, si les consommateurs qui circulent à pied dépensent davantage que les consommateurs véhiculés, c’est parce qu’ils sont plus susceptibles de céder à un achat compulsif ou de se laisser tenter par une consommation ponctuelle (thé, café, pâtisserie, déjeuner) au détour d’une vitrine.


Source : https://www.ledevoir.com/documents/pdf/etudeportland.pdf

En 2010, à Paris, 79% des déplacements effectués pour motifs d’achat se faisaient en marchant (contre 4% en voiture). Miser sur les achats compulsifs des piétons va alors de pair avec le développement des “drives piétons”. En effet, les grandes surfaces, tout comme les petits commerces, ouvrent leurs drives, déjà connus des voitures, aux piétons. Le confinement dû à la crise du COVID-19, et les mesures en découlant pour les commerçants, a par ailleurs accentué ce recours au “click and collect”. Cette opération commerciale consiste en effet à aller récupérer à
quelques pas de chez soi les articles commandés sur les sites des commerçants (libraires, magasins de vêtements, épiceries, etc).
Cependant, les achats compulsifs ne constituent qu’une part du total des achats en centre-ville. Dès lors, l’impact économique de politiques aussi lourdes que la piétonisation d’un centre-ville est à étudier de près, et à encadrer.

 

Une amélioration du cadre de vie et une contribution au dynamisme commercial qui nécessitent un encadrement

Cet intérêt croissant pour la piétonnisation a effectivement pour but principal de dynamiser les commerces de centre-ville.
Un rapport d’étude, publié en 2007, propose ainsi d’appliquer la politique de piétonnisation à la Grand’place de Lille. Le rapport met en avant les conditions de réussite d’un secteur piétonnier : une bonne accessibilité pour tout type de public ; bonne desserte en transports publics; de nombreux parkings aux alentour de la zone piétonnisée, accessibles et sécurisés ; des espaces piétons agréables et adaptés au public ; des espaces publics de qualité, tant au niveau des matériaux utilisés que de l’éclairage public ; et enfin une offre commerciale adaptée à la piétonnisation. Le rapport de 2007 souligne par ailleurs le nécessaire appui des pouvoirs publics sur le long-terme, et ce par une  communication, des animations culturelles et ludiques, le maintien de la sécurité piétonne et la propreté de la zone piétonnisée.
Pour finir, une politique de déplacement cohérente et couplée à la politique de piétonnisation est cruciale : limitation et gestion du trafic, prise en charge des modalités de livraisons, alternatives aux voies urbaines, etc… D’après Sébastien Bourdin, Enseignant-chercheur en géographie-économie, il faut en finir avec le « no parking, no business ». Il explique en effet qu’ « Aujourd’hui, les habitants ont un besoin de déambulation, d’espaces publics sécurisés et
agrémentés ». Il cite d’ailleurs la ville de Strasbourg qui, en piétonisant l’hypercentre et en favorisant les modes de déplacements doux, a permis de maintenir une vitalité commerciale.

Au-delà de la piétonnisation, la généralisation de zones 30 km/h constitue une autre solution. L’expérience menée à Arras depuis 2016 et dans certaines rues bordant le centre-ville de Nantes depuis l’été 2020 semble ainsi concluante.
Malgré cette attention croissante pour la piétonnisation dans les politiques publiques, celle-ci n’est pas pour autant la solution à tous les problèmes de dynamisme commercial. Au contraire, certains vont même jusqu’à alerter sur la mort économique de certains commerces du fait d’une piétonnisation mal gérée.

 

Un impact économique néanmoins discutable

La voiture, faux coupable de la perte d’attractivité et de dynamisme des
centres-villes ?

Une clientèle à fort pouvoir d’achat utilise en effet seulement la voiture, l’accessibilité au centre-ville par la voie automobile leur est par conséquent fondamentale. Avec la piétonnisation des centres-villes, cette clientèle se voit donc contrainte d’effectuer ses achats dans les centres commerciaux situés en périphérie des villes. La dépendance des commerces de centre-ville aux livraisons de marchandises est également un facteur à prendre en compte. La nécessité d’un accès pour les véhicules à moteur est en effet primordiale, puisque les municipalités permettent aux véhicules de livraison d’accéder aux zones piétonnes dans des créneaux horaires bien déterminés.
Se pose également la question de l’augmentation du trafic en zone périphérique. La piétonnisation du centre-ville risque effectivement d’avoir pour effet le seul déplacement des nuisances du centre vers l’extérieur de la ville : les automobilistes continuent à utiliser la voiture mais en suivant un itinéraire différent. Une piétonnisation pensée sans prendre en compte ces aspects indirects peut ainsi très vite se révéler contre-productive : plus d’embouteillages, transports en communs surpeuplés, mauvaise coordination entre le centre et la périphérie, … Par exemple, si l’hyper-centre de Nice s’est transformé et standardisé avec la politique de piétonnisation instaurée dans certaines rues de la ville, les artères péricentrales n’ont pas connu le même succès. Gaël Nofri, conseiller municipal délégué à la Circulation s’est exprimé quant à l’échec de la piétonnisation d’une rue de la ville en mai 2020 pour redynamiser les commerces face à la crise du COVID-19 : « Les échanges avec les restaurateurs n’ont pas permis de déceler un engouement de leur part. Nous n’avons pas souhaité imposer un dispositif qui ne correspondait pas à une attente et dont l’activation immédiate, dans l’urgence, aurait de plus mobilisé des moyens humains. ».

 

La taille des villes, un facteur crucial pour la piétonnisation
La taille des villes, et donc des zones à piétonniser, n’est pas négligeable dans la prise de décision politique quant à l’urbanisme. En effet, le principal problème que rencontre aujourd’hui une majorité de communes réside dans leur tentative d’imiter les grandes métropoles, sans pour autant avoir les mêmes moyens économiques. Il est également primordial de noter que, si à l’origine, les grandes agglomérations ont voulu limiter l’accès de la voiture, ce n’était pas tant pour y rendre la vie des piétons plus agréable ou l’air moins pollué, mais plutôt pour éviter l’asphyxie due à la circulation automobile. Les villes de taille moyenne n’ont pas la même priorité, qui se retrouve, dans leur
cas, dans la crise de leurs centres-villes. Une piétonnisation n’est peut-être pas la solution la plus adaptée à ce problème précis. En effet, beaucoup d’élus de villes moyennes, constatant la perte d’attractivité de leurs centres villes, misent justement sur le retour des automobilistes pour redynamiser un commerce local mis à mal par la multiplication des zones commerciales en périphérie.

 

Une tendance qui exclue la périphérie

Après les petits commerçants qui craignent de voir une baisse de leur activité, les grandes victimes des politiques de piétonnisation de centres-villes sont en fait les habitants vivant en périphérie, qui n’ont d’autre choix que de venir en centre-ville en voiture. Ces derniers vont privilégier les galeries commerciales périphériques, auxquelles ils peuvent accéder plus facilement, en cas de piétonnisation des centres-villes.
L’avocat Rémy Josseaume, responsable de la commission droit routier au barreau de Paris explique ainsi que la piétonnisation des centres-villes est vécue par certains comme un espace de liberté et de tranquillité, mais peut s’apparenter pour d’autres à une mesure restrictive de circulation, sinon d’exclusion. Pour l’association 40 millions d’automobilistes, tout le monde ne peut pas se passer de la voiture. Les automobilistes des banlieues, par exemple, ont besoin de leur voiture pour se déplacer, pour travailler, et pour préserver leur « droit à la mobilité ».
L’automobile serait même un facteur indispensable à la croissance économique du pays mais aussi pour la qualité de vie des ménages. Farouchement opposée à la piétonnisation de la rive droite des berges parisiennes en 2018 par Anne Hidalgo, l’association affirmait ainsi que “la fermeture des voies sur berge n’affecte pas seulement la vie des Parisiens, mais impacte directement la mobilité quotidienne des 12 millions de Franciliens, dont les nombreux résidents des banlieues qui viennent travailler chaque jour dans la capitale”. Une telle politique de piétonnisation peut donc se révéler excluante pour une partie de la population, qui n’a pas d’accès direct au centre-ville, où se trouve une majeure partie de la dynamique urbaine. Relégués aux périphéries, les habitants ne vivant pas en hyper centre se retrouvent donc contraints de privilégier les commerces des grandes firmes, dans les galeries commerciales périphériques. Cet impact de la piétonnisation n’est pas négligeable, puisque cela contribue non seulement à exclure
une partie de la population, mais également à priver les commerces de centre-ville d’une partie de leur clientèle,  venant habituellement en voiture.

 

Dès lors, la piétonnisation, si elle ne semble plus être une option mais bien une priorité pour redynamiser les centres-villes des grandes agglomérations françaises, a besoin d’être encadrée et considérée dans une politique urbaine plus globale. Il est également important d’avoir conscience aussi bien de tous les avantages – économiques, écologiques et sociaux – que des inconvénients d’une telle politique urbaine.
Cette question de piétonnisation est d’autant plus intéressante qu’elle s’inscrit dans une perspective de réflexion profonde sur le rapport de nos sociétés aux centres-villes. La crise du COVID-19 est ainsi venue ajouter de nouveaux arguments dans le débat sur la piétonnisation urbaine.

 

Nina Perruchet, rédactrice en chef pour Sciences Po Lille Junior Conseil

 

 

SOURCES
https://www.capital.fr/economie-politique/doit-on-pietonniser-les-centres-villes-1226764

https://www.leparisien.fr/economie/nouvelles-mobilites/des-centres-villes-sans-voitures-01-04-2019-8044188.php

https://ledrenche.ouest-france.fr/doit-on-pietonniser-les-centres-villes-2/

https://www.ouest-france.fr/economie/commerce/video-favoriser-les-pietons-et-les-cyclistes-met-il-en-peril-le-commerce-du-centre-ville-6871946

https://www.pratique.fr/cites-sans-voitures-la-pietonisation-enjeu-des-villes-du-xxie-siecle.html

https://www.researchgate.net/publication/299431201_La_pietonisation_des_espaces_urbains_et_la_marche_touristique_en_ville

Etudes
https://www.ledevoir.com/documents/pdf/etudeportland.pdf
http://droitauvelo.free.fr/DOC/pietonisation_grandplace.pdf